“DERRIÈRE LE PROJET D’ÉCOLE NUMÉRIQUE, IL Y A UNE IDÉOLOGIE”
Dans “Critiques de l’école numérique”, enseignants, intellectuels, soignants et parents développent une critique de la numérisation de l’éducation. Au risque d’apparaître à contre-courant. L’historien François Jarrige est l’un des coordinateurs de l’ouvrage. PAR PAULINE PORRO
François Jarrige : L’école est la dernière institution sociale et culturelle qui résiste au numérique, et, pour certains, c’est un scandale. L’école numérique est avant tout un projet qui entend remodeler l’ensemble des pratiques pédagogiques au moyen du numérique. Derrière ce projet, il y a une idéologie qui ne fait l’objet d’aucune remise en question alors que ses effets se font ressentir de façon très concrète : sur le choix des financements et des investissements, sur l’organisation de l’institution scolaire, sur le métier des enseignants ou encore sur le développement psychique et psychomoteur des enfants. En cela, notre livre est un livre d’athées face à la nouvelle religion de l’époque.
Est-ce que l’école numérique a fait ses preuves, en termes d’efficacité et de réduction des inégalités scolaires ?
Nous sommes actuellement dans le moment du débat. Pour l’instant, les études Pisa [Programme international pour le suivi des acquis des élèves] montrent que les pays qui ont introduit le numérique dans le système scolaire n’ont aucun avantage pédagogique par rapport aux autres. C’est même plutôt l’inverse. Pourtant, il y a un décalage entre les constats scientifiques et les politiques publiques, qui agissent comme si ceux-là n’existaient pas. Le numérique peut avoir des usages intéressants ponctuellement, de même que n’importe quel autre outil. Mais il faut désindividualiser le numérique pour le penser comme une infrastructure et une idéologie globale. Il faut mettre les petits avantages pratiques du numérique en contrepoint de l’ensemble des conséquences que son usage implique. Ainsi, l’école numérique remplace un système de basse consommation énergétique par un autre très énergivore, en contradiction totale avec la nécessité de réduire notre bilan carbone.
Comment expliquer cette fuite en avant ?
C’est le propre d’une idéologie que de ne pas prendre en compte le réel, et les gouvernements successifs, en particulier celui d’Edouard Philippe, adhèrent à l’idéologie du progressisme technologique. Or il existe une compétition internationale au sein de laquelle l’institution scolaire se trouve prise en otage. Cette course pour la numérisation est investie par les Gafam, mais également par les acteurs de la « Edtech » [Educational Technology], déclinaison de la French Tech dans le champ éducatif. Il existe en effet tout un vivier de start-up françaises qui prétendent révolutionner la pédagogie à partir de leurs oeillères numériques, sans rien connaître de l’enseignement. C’est terrifiant, car il s’agit simplement pour elles de vendre leur produit, mais elles sont soutenues par le gouvernement. Et comme les enseignants sont accusés d’être responsables de la crise de l’école, ils restent démunis et silencieux face à ce déferlement de technologies.
Le ministre de l’éducation nationale s’est pourtant dit réticent à l’égard des promesses du numérique, et semble porter une vision de l’éducation centrée sur un retour aux fondamentaux. N’est-ce qu’un discours de façade ?
La numérisation de la société et du service public au nom de la modernisation et de l’efficacité est au coeur du projet macronien. Pourtant, il n’est plus possible de vendre béatement le numérique, car les alertes scientifiques et les remontées des acteurs de terrain se multiplient. Blanquer a donc annoncé qu’il allait interdire les smartphones à l’école, mais, en même temps, il est au coeur de la Edtech et mène une politique de promotion du numérique à l’école. Il encourage par exemple la création de logiciels impliquant l’usage des smartphones dans certains types d’enseignement.
Quelles sont les principales conséquences de cette arrivée des nouvelles technologies sur les conditions de travail des enseignants ?
Certaines mutations ne concernent pas que les professeurs mais l’ensemble du monde du travail : les professeurs doivent être connectés en permanence pour répondre aux courriels des parents. Par ailleurs, le numérique modifie les relations avec les élèves, tandis que toutes les interactions avec les parents passent désormais par le numérique, via des logiciels tels que Pronote. Les pannes et les problèmes informatiques représentent, de plus, une perte de temps énorme. Le numérique apparaît à beaucoup comme une solution magnifique pour réaliser des économies en réduisant la masse salariale. A long terme, l’utopie est de démultiplier les bons profs grâce au numérique, et de se débarrasser des autres en les transformant en simples accompagnateurs pour l’utilisation des outils numériques. Toutes les initiatives de mécanisation de l’enseignement vont dans ce sens : le prof n’enseigne plus, mais il permet à l’élève de s’autoenseigner. Il devient le médiateur culturel entre l’enfant et la machine. Il s’agit d’un changement massif pour la profession.
Quelle idée du savoir et de la transmission cette conversion au numérique de l’éducation nationale traduit-elle ?
Cela traduit l’utopie d’un accès immédiat au savoir universel devenu facile grâce au numérique.
C’est absurde, car il faut un bagage culturel poussé pour se repérer sur Internet. L’accès au savoir n’est pas juste la disponibilité de l’information, mais la capacité à traiter cette information. L’utopie du numérique introduit en effet une confusion entre savoir et information. Si l’information est une condition de possibilité du savoir, elle n’est pas la production d’un savoir.
Comment résister face à cette marche vers le numérique, que l’on nous présente comme inéluctable ?
Les pouvoirs publics devraient faire de l’école un espace de résistance à la frénésie du monde. Comme cela n’aura pas lieu, il faudrait une mise en réseau des milliers d’enseignants qui partagent cette méfiance du numérique mais qui ne le disent pas car ils sont isolés. Des résistances existent d’ailleurs. Elles peuvent consister en un retrait et un nonusage. Mais, comme à l’échelle individuelle il est de plus en plus difficile de garder cette autonomie, des collectifs tels que l’Appel de Beauchastel (lire l’encadré, ci-dessus) apparaissent et invitent à la résistance collective.
On est au milieu du gué : l’école n’est pas encore totalement numérisée, mais les « progrès » de l’idéologie se font déjà ressentir. L’école reste un espace particulier et peut-être qu’elle sera le lieu d’une déconstruction de l’idéologie numérique. Assumons d’être à contre-courant de l’évolution, puisque cette dernière nous conduit droit dans le mur.
“LE NUMÉRIQUE modifie les relations avec les élèves, explique François Jarrige. Le prof n’enseigne plus, mais il permet à l’élève de s’autoenseigner. Il devient le médiateur culturel entre l’enfant et la machine. Il s’agit d’un changement massif pour la profession.”
Ci-contre, dans une école, à Marseille, en janvier 2018.
Photo : Bertrand Langlois / AFP
Marianne Magazine,18 Oct 2019.
Propos recueillis par Pauline Porro.