LA PSYCHOLOGIE AU PIED DU MUR

VIVRE AUTREMENT
Points de vue – Ressources

Ouvrir la porte à une révolution intérieure et sociale

Quelle définition donneriez-vous de l’éthique ?

Cette question a été posée au philosophe Bernard Stiegler…

Il y a plusieurs manières de répondre à la question de ce qu’est l’éthique, parce qu’elle est extrêmement liée à ce qu’on appelle l’ethos. Qu’est-ce qu’un ethos ? C’est de là que vient le mot éthique. Parfois, on traduit le mot ethos par « caractère » : quand Aristote, par exemple, emploie le mot ethos dans La Poétique, on le traduit par « caractère ». Chez Heidegger, on le traduit par « séjour », l’espace et le temps où l’on se tient. Cela veut dire la place que l’on a. Dans une société telle que l’Inde, par exemple, je ne crois pas qu’il y ait un concept d’ethos. Mais il n’empêche que cela correspondrait aussi, peut-être, à une pensée des castes : la place que l’on a dans la société, y compris socialement parlant.
Et pour moi, l’éthique chez les Grecs, c’est lié à ce qu’on appelle l’aidos, qui se traduit par pudeur, par honte. C’est la traduction que je retiens : la honte. Mais on la traduit aussi par honneur, par le sentiment de la dignité. C’est un mot qui vient de Hadès, qui est le nom d’un dieu, le dieu de la mort. Pour moi, l’éthique, c’est ce qui cultive le sentiment de l’aidos, l’aidos étant le sentiment d’être mortel, savoir qu’on est un mortel, et qu’en tant que mortel il y a des choses qu’on ne peut pas faire. On ne peut pas se comporter comme un animal. Chez les Grecs, un animal n’est pas « un mortel », il est périssable. Être mortel, c’est savoir que l’on va mourir. Et c’est vivre dans un rapport au temps – l’éthique et le temps sont extrêmement liés –, dans un rapport au temps qui est surdéterminé par le fait que l’on sait que ce temps va s’arrêter un jour, et on le sait tellement que tout ce que l’on fait dans la vie est surdéterminé par ce savoir.

Y a-t-il une tradition dans laquelle s’enracine particulièrement l’éthique ?

On dit, et on a raison de le dire, que le judaïsme, ou disons le peuple qui est à l’origine du monothéisme, est le peuple éthique. On a raison de le dire, mais le mot éthique n’est pas hébreu, il est grec. Et les premiers à parler d’éthique ne sont pas les Hébreux, ce sont les Grecs. Le grand texte sur l’éthique c’est Aristote, le premier…

Alors pourquoi peut-on dire que le peuple juif est le peuple éthique, bien que le mot éthique ne soit pas hébreu ? Je crois que c’est parce que c’est le peuple qui pose la question en tant que peuple, et non simplement en tant qu’individu, de sa position par rapport à ce que l’on appelle la transcendance ; et donc de sa place, qui, par ailleurs, s’accompagne de prescriptions.

Faites vous une différence entre l’éthique et la morale ?

Je distingue, chose qui est souvent confondue, l’éthique de la morale. En disant que l’éthique, c’est une situation où l’on est contraint de ne pas sortir de sa place ; la morale, c’est ce qui définit des règles partagées par un ensemble de gens sur la manière de ne pas sortir de sa place. Ce n’est pas la même chose. On peut respecter la morale sans être éthique. Et par ailleurs, l’éthique véritable, c’est quand on rencontre une situation où il n’y a pas de règle morale qui fonctionne, et où là, on doit décider de quelque chose. Donc, c’est une question de l’invention. Un être éthique, c’est quelqu’un qui est capable d’inventer une position digne, non honteuse, c’est-à-dire un aidos, une façon d’être dans l’aidos, là où la morale ne lui apporte aucun secours. Donc c’est une manière aussi d’affirmer le caractère singulier de l’être éthique. L’être éthique est un être absolument singulier. Personne ne peut lui donner sa loi.

On a besoin, pour pouvoir vivre éthiquement, d’avoir des cadres moraux qui nous donnent des règles, avec lesquelles on n’est pas forcément d’accord, mais on vit dans tel pays, il faut respecter les règles. C’est ce que dit la fameuse morale par provision de Descartes – Wittgenstein dit la même chose : « Je suis à tel endroit, un pays vit comme ça, si je suis dans ce pays-là, il faut adopter ses règles, sinon je m’en vais. » A fortiori quand c’est mon pays, bien entendu. Cela s’appelle l’éducation.

Ce qui fait que l’éthique n’est pas une morale, c’est qu’elle n’existe pas. Elle reste toujours à inventer. Il en va de même pour la justice. La justice n’existe pas. Mais le droit existe. Il y a un droit positif, il faut respecter le droit.

Puisque l’éthique est toujours à inventer, comment s’y prendre ?

Je pense que l’éthique est un sentiment qui est transmis. Le mythe de Prométhée et d’Épiméthée dit que c’est un sentiment qui est inscrit au fond du cœur du mortel. En puissance, tout être humain doit être éthique. Mais en acte, il ne peut l’être que si on le forme à le devenir. C’est-à-dire que la puissance, chez Aristote, la dynamis, c’est la matière. Et cette matière, elle n’est qu’en puissance, il faut la travailler pour qu’elle devienne effectivement éthique. Cela s’appelle l’éducation, ce que j’appelle, moi, le soin. Cela se transmet. C’est ce qui suppose la formation d’un surmoi, surmoi dont j’hérite, que j’ai hérité de mon père, qui lui-même l’a hérité de son père ; donc je l’hérite de mon grand-père, qui lui-même l’a hérité de son grand-père, et ainsi je l’hérite jusqu’à…. C’est ce qu’Antigone appelle « la loi non écrite ». Elle est non écrite parce qu’elle est inénarrable, immémorable, … et elle a une autorité colossale ! Chez les monothéistes, la source, c’est Dieu le père. Dieu le père, c’est le Dieu éthique à cause de cela, parce qu’Il est cette source-là.